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Pharmasud : Savoirs locaux, construction de marchés et mondialisation : deux régimes d’innovation pharmaceutique au Sud

Contrat ANR 2009-2011
Coordinateur : Maurice Cassier (Cermes3)

Ce projet vise à explorer de nouvelles modalités de constitution, de mobilisation et de transfert des savoirs relatifs à l'invention de médicaments dans les pays émergents. Pour cela, nous proposons de mener l'étude comparée de deux régimes de production et de régulation des savoirs pharmaceutiques : "régime de la copie" et "régime de la reformulation". Ces régimes font appel à des formes de connaissances, des dispositifs et des arrangements institutionnels distincts. Notre hypothèse de travail était que le régime de la copie caractérise aujourd'hui la recherche sur les génériques menée au Brésil tandis qu'un régime de la reformulation domine l'industrialisation des préparations de plantes médicinales mise en œuvre par les firmes indiennes. La recherche porte sur ces deux configurations, et notamment à l'histoire de leur apparition, aux dispositifs qui les caractérisent, aux dynamiques sociales et aux circulations - Nord-Sud et Sud-Sud - qui les alimentent aujourd'hui.

Le choix de deux configurations nationales (Brésil et Inde) ne signifie pas, toutefois, mener une comparaison détaillée des mêmes processus de façon à dégager ce qui relèverait des effets de contexte national. La comparaison visée est d'un autre ordre : il s'agit d'explorer deux modalités différentes d'innovation, deux stratégies contrastées de réponse à des enjeux communs renvoyant aux caractéristiques actuelles de la mondialisation du médicament. La comparaison n'est donc pas terme à terme. Les deux modèles d'innovation sont étudiés autour de quatre thèmes : les dynamiques de production de savoirs, la propriété intellectuelle et le droit international, les pratiques de production, de certification et de standardisation, les rapports entre innovation pharmaceutique et santé publique.

A cours de ces deux dernières années, nous avons focalisé notre analyse des deux modèles d'innovation retenus, copie au Brésil et reformulation en Inde, sur les enjeux d'innovation et d'appropriation des savoirs pharmaceutiques. Le récent séminaire que nous avons tenu au début du mois de mars 2012 à Rio témoigne du resserrement de nos travaux sur ces deux questions majeures.

Tandis que les processus d'innovation étudiés au Brésil et en Inde sont profondément différents, l'un consistant à faire le reverse engineering des nouvelles technologies médicales brevetées et à innover par combinaison de molécules chimiques existantes, l'autre consistant à reformuler et à industrialiser les médecines traditionnelles à base de plantes, les deux modèles de production de savoirs interrogent le système d'innovation pharmaceutique international fondé sur les brevets d'invention, en faisant valoir le droit à la santé au Brésil, en y opposant la codification des savoirs traditionnels en Inde. Nos travaux des deux dernières années ont permis de faire également apparaître une pluralité de dispositifs d'innovation, aussi bien au Brésil qu'en Inde, et de décrire des dispositifs originaux de protection et de régulation de la propriété intellectuelle dans ces deux pays. Les firmes étudiées dans les deux pays étant encore susceptibles de faire valoir les brevets de médicaments qui sont récemment entrés en vigueur dans les deux pays, au Brésil en 1997 et en Inde en 2005, pour des usages qu'il nous appartiendra de suivre et de documenter. Pour résumer, les deux modèles étudiés apparaissent comme des modèles d'innovation pharmaceutique alternatifs au modèle d'innovation standard, principalement au Brésil par que l'innovation dans le champ du VIH/sida ou des maladies négligées ou chroniques est enchâssée dans le "droit à la santé" inscrit dans la Constitution et la politique de santé publique du pays basée sur l'accès universel aux traitements, et en Inde principalement parce que la reformulation et l'industrialisation des médecines traditionnelles sont fondées sur des savoirs et des pensées médicales qui n'appartiennent pas au paradigme moléculaire de la recherche pharmaceutique qui a dominé l'innovation thérapeutique au 20ème siècle.

Bien que les modes d'innovation étudiés ne soient pas comparables terme à terme, nous avons pu pointer les nouvelles pratiques de dépôts de brevets de médicaments aussi bien par les firmes indiennes qui oeuvrent dans le champ de la formulation que des firmes et laboratoires publics brésiliens. Il s'agira de suivre les politiques de gestion de ces brevets, à des fins de contrôle, de défense, de négociation et de transfert de technologie, de construction de marchés. On observe donc une double politique vis-à-vis des brevets, aussi bien en Inde qu'au Brésil, d'opposition et de relèvement des critères de brevetabilité pour défendre le domaine public pharmaceutique, et de prise de brevets par les firmes locales, notamment pour défendre leurs savoirs sur le marché national en Inde. Nous avons également étudié dans les 2 modèles d'innovation des procédures de régulation particulières de la propriété industrielle que sont les "oppositions" au brevet, qui sont utilisées aussi bien par les laboratoires et les activistes brésiliens pour faire tomber des molécules brevetées dans le domaine public que par le gouvernement et des activistes indiens pour défendre auprès de l'Office Européen des Brevets des substances traditionnelles qui ont été incorporées dans des brevets internationaux par des firmes américaines ou européennes.

Les processus d'innovation pharmaceutique au Brésil sont enchâssés dans la politique de santé. Les fortes tensions qui sont apparues entre le nouveau régime de brevetabilité des médicaments promu par l'OMC auquel le Brésil s'est rallié dès 1997 et la politique d'accès universel aux traitements pour les patients VIH/sida proclamée en 1996 ont débouché sur des processus de "nationalisation" de deux antirétroviraux brevetés, l'Efavirenz et le Tenofovir, à la faveur d'une licence obligatoire pour le médicament de Merck, en 2007, et d'une procédure d'opposition victorieuse pour le Tenofovir qui a fait tomber le médicament dans le domaine public en 2008. La nationalisation s'est traduite par la production de génériques certifiés par l'Agence du Médicament du Brésil. Ces épreuves de force juridiques engagées par le Ministère de la Santé ont autorisé un processus d'acquisition de la technologie par reverse engineering dans le cadre de partenariats entre des laboratoires pharmaceutiques publics et des laboratoires privés producteurs de principes actifs. Les consortiums et partenariats constitués pour produire ces deux médicaments ont servi de banc de test à la mise en œuvre d'une politique néo-développementiste qui conjugue l'acquisition des nouvelles technologies pharmaceutiques, la production de génériques certifiés distribués via le système public de santé et des incitations financières pour encourager la constitution de Partenariats de Développement de Produits dits "stratégiques".

Ce système d'innovation mobilise plusieurs mécanismes d'apprentissage et de production de savoirs : en premier lieu le reverse engineering ou dépaquetage de la technologie selon l'expression de l'économiste Celso Furtado qui consiste à dupliquer la technologie en la réinventant partiellement dès lors que la technologie brevetée n'est jamais celle qui est contenue dans le brevet d'origine. Les laboratoires imitateurs sont dès lors susceptibles de développer des innovations dérivées des molécules copiées, en produisant des molécules modifiées, des polymorphes ou encore des molécules hybrides qu'ils sont maintenant susceptibles de breveter. Les laboratoires publics sont encore spécialisés dans l'innovation par combinaison de molécules existantes, ce qui suppose la disponibilité des molécules que l'on s'apprête à combiner au regard du droit de la propriété intellectuelle. Nous engageons des études spécifiques du travail de formulation entrepris par les laboratoires publics pour inventer des combinaisons à dose fixe contre le VIH/sida ou la malaria. Nous avons également approfondi les dynamiques, au demeurant diversifiée, d'invention collective au sein des consortiums ou PPP dès lors qu'ils réunissent des laboratoires concurrents ou complémentaires. Enfin, ces processus d'acquisition de la technologie mobilisent des échanges de savoirs et de matières premières entre les laboratoires brésiliens et leurs homologues indiens aussi bien au cours du processus de reverse engineering que de l'industrialisation des principes actifs et des médicaments.

Nos travaux ont encore étudié plusieurs dispositifs de régulation publique et citoyenne des brevets de médicaments dès lors que ceux-ci contrarient la politique d'accès universel et la production de génériques. Il s'agit notamment d'une procédure remarquable d'examen et d'attribution des brevets de médicaments qui donne un droit de veto à l'Agence du Médicament, procédure tout à fait hétérodoxe à l'échelle internationale. Il s'agit encore des procédures d'opposition initiés par des ONGs, des associations de patients et le Ministère de la Santé et de la procédure de licence obligatoire utiliée en 2007. Cette régulation donne lieu à une politisation remarquable de la question des brevets au Brésil, aussi bien par le fait des actions de l'Etat que par le fait de ce que l'on appelle "la société civile".

Nous avons enfin entrepris d'explorer et d'analyser les dispositifs d'innovation dirigés contre les maladies dites négligées (malaria, leishmaniose, maladie de Chagas, tuberculose) et nous commençons à analyser une économie de l'innovation et une biopolitique des maladies négligées très différentes de celles associées au VIH/sida dès lors que les conflits sur la propriété intellectuelle et les affrontements avec les laboratoires propriétaires cèdent le pas à des arrangements publics/privés qui impliquent de nouveaux acteurs à l'instar du laboratoire DNDI essaimé de MSF.

Pour ce qui concerne les travaux conduits en Inde, les processus d'innovation de l'industrie des médecines traditionnelles révèlent une forme de "modernité alternative" se distinguant des modèles de développement centrés sur les transferts de connaissances et de techniques depuis les pays du Nord et faisant appel à d'autres types savoirs que ceux qui dominent le paradigme moléculaire de la recherche pharmaceutique depuis la seconde moitié du XXe siècle. Les stratégies de reformulation des préparations traditionnelles promues par les firmes et les chercheurs indiens sont pour l'essentiel étrangères au modèle du screening chimique. Comme la bioprospection, qui a été remise à l'honneur par l'essor des biotechnologies, elles privilégient le recours aux plantes médicinales, mais contrairement à ces dernières, il s'agit moins de purifier des principes actifs que d'exploiter les propriétés des mélanges. L'industrie ayurvédique réinvente ses remèdes et emprunte pour cela à divers ordres de pensées médicales, à diverses techniques qui relèvent de la galénique moderne, de la biomédecine et des médecines traditionnelles telles qu'elles ont été formalisées dans le cadre de la professionnalisation et des politiques d'intégration menées depuis l'indépendance du pays.

Ce modèle implique toutefois une transformation profonde des médecines traditionnelles puisqu'il suppose non seulement une industrialisation et le passage à la production de masse mais aussi l'émergence d'un monde de la pharmacie ayurvédique centré sur la collecte et la manipulation des plantes médicinales dans un univers qui était jusqu'ici médical et clinique, revendiquant une approche "holiste" et individuelle des maladies. Le "régime de la reformulation" que nous étudions ici repose sur des dispositifs de production des connaissances qui lient local et global de façon originale puisqu'il s'agit de créer de nouveaux médicaments "traditionnels" pour les désordres biomédicaux d'une clientèle cosmopolite. Plutôt que de transformer les médecines de l'Inde en une ou plusieurs formes marginales de biomédecine, le régime de la reformulation indique un processus de pharmaceuticalisation. Nos travaux se sont attachés à étudier et catégoriser ce processus.

Le régime de la formulation est traversé par des tensions essentielles qui concernent non seulement le statut épistémique des produits, leur rapport problématique aux textes et pratiques ayurvédiques, mais aussi les conditions de leur valorisation. Ces tensions sont particulièrement visibles dans le domaine de la standardisation, des essais de toxicité et surtout des droits de propriété avec l'association entre les pratiques de documentation systématique au nom de la protection des savoirs traditionnels contre la "biopiraterie" et les stratégies d'appropriation par la marque et les brevets nationaux. Un "effet de boucle" liant les pratiques de reformulation et le dépôt de brevets à propos des médicaments ayurvédiques dits propriétaires est l'un des résultats marquant de nos analyses. Nous souhaitons maintenant étudier cet effet de boucle et la particularité des relations entre appropriations et innovations dont il rend compte.


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